Théâtre Littéraire de la Clarencière

Rue du Belvédère 20 (Place Flagey)

1050 Bruxelles Tél. : 02/640 46 70

Site : www.laclarenciere.be.tf E. Mail : fabienne.govaerts@skynet.be

BBL : 310-1228398-76

Direction artistique : Fabienne Govaerts

Contact pédagogique : Jean-Jacques Williquet

Dates scolaires : Lundi 9 au vendredi 13 février 2004 à 10h00 et 14h00 (avec animation).

Autour de Proust

Les tragédiennes Rachel et La Berma,
les figures emblématiques de la princesse de Guermantes et de la princesse de Luxembourg,
la tante Léonie, surtout, ainsi que les souvenirs de Céleste Albaret, la dernière gouvernante de Proust,
la petite sonate de Vinteuil évoquant César Franck …

Tout cela forme quelques miettes de la célèbre madeleine de Proust, dont la saveur rappelle une société qui ferait peut-être aujourd'hui le bonheur des magazines mondains. 

Cependant sous la superficialité du milieu, la vision, la profondeur et l'intensité de Marcel Proust vont jaillir pour éclairer d'improbables recoins de notre conscience et briller d'une lueur particulièrement éclatante au firmament de la Littérature Française, tant qu'elle sera.


Madeleine
 

Définition

Pâtisserie française ayant reçu ses lettres de noblesse du romancier Marcel Proust.

Recette : travailler deux gros œufs avec 125 grammes de sucre pour obtenir une pâte blanche. Ajouter 150 grammes de farine en alternant avec 125 grammes de beurre fondu. Parfumer avec un zeste de citron ou d'orange ou avec quelques gouttes de Cointreau, de Grand Marnier, ou de rhum. Verser dans des moules bien beurrés et cuire à 350 degrés pendant environ cinq minutes.

L'histoire fait remonter les madeleines à la tradition du pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle : une jeune fille prénommée Madeleine aurait offert à des pélerins un gâteau aux œufs confectionné dans une coquille Saint-Jacques. De là viendrait la forme si caractéristique de ce gâteau moelleux et parfumé.

L'intérêt du spectacle …

Dépasse évidemment l'intérêt qu'on pourra trouver à apprendre aux nouvelles générations comment faire les madeleines. Quoique cette compétence particulière ne doive pas être méprisée. Simplement, il nous semble qu'une introduction au monde de Proust par la voie d'un spectacle théâtral de matinée est une heureuse occasion pour les professeurs de donner une présence charnelle à quelques uns des personnages du monde de l'auteur, ainsi qu'à quelques unes des phrases qui ont fait sa gloire. « Proust -nous dit André Gide- est quelqu'un dont le regard est infiniment plus subtil et attentif que le nôtre, et qui nous prête ce regard tout le temps que nous le lisons. Et comme les choses qu'il regarde sont les plus naturelles du monde, il nous semble sans cesse, en le lisant, que c'est en nous qu'il nous permet de voir; par lui tout le confus de notre être sort du chaos, prend conscience et nous nous imaginons avoir éprouvé nous-mêmes ce détail, nous le reconnaissons, l'adoptons, et c'est tout notre passé que ce foisonnement vient enrichir. » Une méthode en quelque sorte pour lire les événements de notre vie quotidienne avec plus de sensibilité et de clairvoyance. Les images du souvenir, « arbitraires », pour reprendre le mot de Marcel Proust, composent une atmosphère et s'emploient à expliciter une démarche, celle qui consiste à obtenir, par le mécanisme de la mémoire, un peu de « temps à l'état pur ».

Or, se demande Marcel Proust, qu'est-ce qu'une œuvre d'art sinon cette façon de contraindre l'émotion à se plier aux règles de l'esprit ? « Un livre - dit-il encore- est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Ainsi donc, ce qu'il y eut en lui-même d'essentiel, c'est son œuvre qui nous le révélera, plus que son existence apparemment frivole et facile, en réalité presque continûment douloureuse et tourmentée. Mais les tourments, les secrets, voire les travers de l'homme, comme le snobisme, se transcendent chez le romancier en un inépuisable champ d'analyses et d'expériences.

Les acteurs et le metteur en scène de ce spectacle se sont attachés à rendre justice à cette complexité dans leur choix des textes, pour la joie intellectuelle d'un public à qui est donnée l'occasion de retrouver un des plus grands auteurs français dans un spectacle qui est une porte inédite et accessible vers l'un des plus éblouissants monuments de la littérature moderne.

L'auteur et sa littérature

Marcel Proust, né le 10 Juillet 1871, mort le 18 Novembre 1922 à Paris

Né à Auteuil, à l'époque « village » de la banlieue ouest de Paris, le 10 Juillet 1871, fils d'Hadrien Proust, agrégé de médecine, épidémiologiste, et d'une mère fortunée, Jeanne Weil, il connaît une jeunesse insouciante dans le cocon familial. Son frère unique, Robert, naît deux ans plus tard. Mais à 9 ans, lors d'une promenade dominicale au bois (de Boulogne), Marcel est victime d'une première crise, soudaine et gravissime, « inaugurale » comme disent les médecins, d'asthme. Son père, présent, assiste, impuissant, aux terribles et épuisants efforts de son fils pour chercher de l'air et craint le pire. La crise finit heureusement par céder, mais l'asthme chronique s'installe; les soins de l'époque se révèlent peu efficaces; sont recommandées en particulier les « fumi-gations » auxquelles Proust se livrera dorénavant tous les jours de sa vie avec rigueur et méthode, presque cérémonieusement, parfois tout le jour. Il écrit ainsi à André Gide, lui déconseillant de venir lui rendre visite : »Je fais sans cesse des fumigations qui m'aident à respirer, mais en empêcheraient les autres. Et comme le temps est très lourd, même si je laisse la porte ouverte, la fumée ne s'échappe pas; vous ne verriez pas clair, vous suffoqueriez. » Choyé et protégé par une grand-mère et une mère débordantes d'affection et d'anxiété, Marcel grandit, chétif et fragile, dans un environnement psychologique et familial particuliers.

Sa grande sensibilité naturelle va s'en trouver encore accrue. Après des études au lycée Condorcet (1882-1889), il se porte volontaire pour faire son service militaire à Orléans (1890), durant lequel il passe quelques jours à Cabourg. Il y fera un plus long séjour l'année suivante, en 1891. En 1892, il fréquente la faculté de droit et l'école des sciences politiques. Diplômé en 1895, son père le destine à la carrière diplomatique. Mais ses talents littéraires, déjà reconnus au lycée par ses professeurs, vont se concrétiser, d'abord en 1892 dans une bien modeste revue, le Banquet. En 1895 il se passionne pour l'affaire Dreyfus. C'est cette année-là qu'il commence son roman Jean Santeuil , sur lequel il travaille jusqu'en 1899 mais qu'il ne terminera jamais. 1896 voit la publication de son premier roman, Les Plaisirs et les Jours , recueil de textes parus auparavant en revue, qui pourtant ne connaît pas le succès espéré. Marcel devient à l'époque un habitué des salons (comme celui de Madame Lemaire) où il se fait remarquer par sa culture et son charme. Fasciné par les descriptions des cathédrales de Ruskin, il entreprend de le traduire avec l'aide de sa chère mère, et publie La Bible d'Amiens (1904) puis Sésame et les Lys (1906).

Mais deux deuils successifs le frappent cruellement : son père d'abord, en 1903, puis surtout sa mère, si aimante, en 1905 : « Ma vie a désormais perdu son seul but, sa seule douceur, son seul amour, sa seule consolation».

Le voilà seul.

Sa santé se dégrade irrémédiablement. Il redoute le froid, le bruit, le soleil. En 1906, il hésite à se rendre en Normandie ou en Bretagne. Début 1907, il lit dans Le Figaro, journal où il écrit régulièrement des chroniques, qu'un hôtel avec tout le confort moderne ouvre en Juillet à Cabourg : le nouveau Grand Hôtel. En souvenir des jours heureux passés, enfant, sur la côte normande, il décide d'y faire un séjour. Son asthme se calme, il peut enfin sortir : »Ayant appris qu'il y avait à Cabourg un hôtel, le plus confortable de toute la côte, j'y suis allé. Depuis que je suis ici, je peux me lever et sortir tous les jours, ce qui ne m'était pas arrivé depuis six ans… »(lettre à Madame de Caraman-Chimay, Août 1907). Il visite les cathédrales et les cités historiques du voisinage (Bayeux, Caen, Balleroy, Lisieux, Pont-Audemer…) en automobile, conduit par divers chauffeurs, dont Alfred Agostinelli. Il observe la vie mondaine du Palace et fait parler les riches clients de la haute aristocratie, mais aussi les grooms ou les maîtres d'hôtel. Se sentant bien à Cabourg, il y reviendra chaque été de 1907 à 1914. Ces séjours inspireront des pages inoubliables d' A la recherche du temps perdu , notamment dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs et Sodome et Gomorrhe . Il aime l'atmosphère du palace : »Je vous écris après un voyage terriblement mouvementé…en automobile…A cinq heures du matin, en arrivant dans cet hôtel où je reviens pour la sixième année et où je suis très bien… » (Lettre à Reynaldo Hahn, 1913). Client difficile, il vit au même rythme qu'à Paris : travail d'écriture la nuit, sommeil le jour. Il dîne le soir tard dans la vaste salle à manger qu'il compare à « un aquarium » avant de jouer parfois (et de perdre souvent) au baccara, au casino voisin. Si le temps le permet, il visite parfois ses amis en villégiature sur la côte : à Bénerville, par Blonville, les Guiche et Louisa de Mornand ; à Trouville, au clos des mûriers, les Straus. Il s'arrête en passant à la maison Rossignol, fleuriste à Houlgate, pour leur acheter des fleurs. Le soir venu, il lui arrive, si la température est douce et le vent absent, de sortir de l'hôtel et de marcher sur la digue, la « terrasse de mer » » : « J'ai rencontré sur la digue de Cabourg Lucy Gérard. C'était un soir ravissant où le coucher du soleil n'avait oublié qu'une couleur : le rose. Or sa robe était toute rose et de très loin mettait sur le ciel orangé la couleur complémentaire du crépuscule. Je suis resté bien longtemps à regarder cette fine tache rose, et je suis rentré, enrhumé, quand je l'ai vue se confondre avec l'horizon à l'extrémité duquel elle fuyait comme une voile enchantée. » (Lettre à Louisa de Mornand, 1908).

Souvent, il contemple de la fenêtre de sa chambre du Grand Hôtel les mouvements de la marée : »…le soleil me désignait au loin d'un doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui n'ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu'à ce qu'étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l'abri du vent dans ma chambre… » ( Jeunes filles en fleurs ).

Il publie à compte d'auteur ( !) Du côté de chez Swann en 1913, chez Grasset.

Il n'avait pas trouvé de maison d'édition pour le faire. Le manuscrit sera notamment refusé par André Gide, lecteur chez Gallimard, qui se reprochera longtemps ce refus. Cette même année, il retrouve Alfred Agostinelli; Proust est pris d'une folle passion pour son ancien chauffeur de Cabourg qui devient aussitôt son secrétaire et qu'il installe chez lui avec Anna, sa compagne. Mais Agostinelli partira l'année suivante pour le midi; il veut faire de l'aviation et meurt noyé, le 30 Mai 1914, au large d'Antibes. Proust est bouleversé : »Un être que j'aimais profondément est mort à vingt-six ans noyé; j'ai dû faire chercher son corps pendant dix jours et je ne peux plus que pleurer avec sa veuve; j'ai ajourné la publication de mon second volume, n'ayant pas la force de corriger des épreuves, de me relire, moins encore de lire… (Lettre à Henry Bordeaux, 1914). Proust transposera plus tard cette passion dans La prisonnière et La fugitive. Il ne reviendra plus à Cabourg après 1914.

En raison de son état de santé, Marcel Proust n'est pas mobilisé et ne participe pas directement à la terrible boucherie mondiale. Il faut attendre 1918 pour que La nouvelle Revue Française publie «  A l'Ombre des Jeunes Filles en fleurs  », roman qui lui vaut le prix Goncourt en 1919 et la gloire. Mais il sent que ses forces s'épuisent et que le temps presse pour achever son œuvre ; il travaille sans cesse, soutenu, aidé, soigné et protégé par sa chère gouvernante Céleste. Il a juste le temps d'écrire le mot « fin » sur son immense œuvre que les crises s'aggravent; l'infection pulmonaire s'installe. Marcel Proust meurt le 18 Novembre 1922 d'une pneumonie.

Son frère et son éditeur poursuivront après sa mort la publication de son immense œuvre et ses amis feront revivre l'homme à travers sa profuse correspondance

Homosexualité

Un brouillard enveloppe la vie personnelle de Marcel Proust. Issu de la grande bourgeoisie parisienne, recherchant avec avidité la fréquentation des élites par convenance ou par diplomatie, le « petit Marcel » a pris soin de cacher ses préférences sexuelles, qui, du reste, n'étaient un secret pour personne. Son amitié passionnée pour Reynaldo Hahn, ou pour les frères Bibesco ou Bertrand de Fénélon, hétérosexuels affichés témoigne d'une nature jalouse et racinienne, sans doute aussi de tendances masochistes. On sait qu'il a très largement transposé son amour difficile pour son chauffeur, Alfred Agostinelli, dans le personnage d'Albertine. Evoquant celle-ci dans son sommeil, il parle à un moment de « son cou puissant ».

Mais l'anecdote autobiographique nous importe moins que le discours sur l'homosexualité qui traverse en force ‘ A la recherche du temps perdu  ‘. Discours novateur et courageux. Gide, avec Corydon, tendait à justifier l'inversion par le retour à l'hédonisme antique. Genêt exaltera la figure mythique de l'archange voyou. Proust, tout en dénonçant le tragique de la condition sociale de l'homosexuel, contraint au masque, ramène celui-ci de son ghetto au cœur de la condition humaine, bien au-delà de ce que, non sans humour, il nomme « les impérieuses localisations du plaisir ». Un volume entier de la Recherche, Sodome et Gomorrhe , est consacré à développer les multiples figures de l'ambiguïté sexuelle.

Le brillant et viril marquis de Saint-Loup, époux de Gilberte Swann, perd sa croix de guerre en sortant du bordel pour hommes de Jupien, qui recrute pendant la Grande Guerre parmi les permissionnaires et les garçons bouchers. Ce qui n'empêche pas Saint-Loup de mourir héroïquement sur le front quelques semaines plus tard. Le baron Charlus, à qui son titre permet au besoin le scandale, est un guide intellectuel pour le narrateur. Surtout, sa passion pour le violoniste Morel ne diffère en rien de celle de Swann pour Odette. Ici et là, l'objet de l'amour n'est-il pas « un être de fuite » ? Ce qu'évoque Proust à travers ses personnages homosexuels, c'est surtout la difficulté d'être, et d'être soi. C'est aussi, à travers les caprices de la nature, dire les limites de la raison, et célébrer la poésie du monde dans les mystères des corps, avec son irrégulière et imprévisible beauté.

Milieux et personnages

Si Marcel a su recréer un univers avec ses lois propres et sa propre lumière, il le doit certes à sa puissante imagination et à sa sensibilité poétique, mais également à un sens aigu de l'observation.

Tel Saint Simon , que Proust a tant pratiqué, jusqu'à en écrire dans Pastiches et mélanges une brillante imitation, comme La Bruyère , que sa grand-mère lui faisait lire dès son jeune âge, Marcel a étudié de près « les caractères et les mœurs de ce siècle » et bien des passages de son œuvre pourraient s'intituler « De la société… », « Du cœur… », « De la fortune… », « Des femmes… », etc…, car ce romancier est nourri des Moralistes.

Mais le climat de l'œuvre et sa visée sont différents chez Proust. Nulle indignation ici devant l'ordre social et ses rigidités. On a même reproché à Marcel la frivolité des milieux qu'il décrit, la mondanité de cette toile de fond sur laquelle se détachent ses analyses. De fait, les classes populaires ne sont guère représentées chez lui que par les domestiques et presque tous ses personnages appartiennent à l'aristocratie ou à la grande bourgeoisie. Toutefois, selon Paul Valéry, « Proust sut accommoder les puissances d'une vie intérieure singulièrement riche à l'expression d'une petite société qui veut et doit être superficielle. Par son acte, l'image d'une société superficielle devient profonde ». Ainsi, Proust semblait savoir que tout sujet peut faire farine au moulin et n'est jamais insignifiant si celui qui le développe et l'illustre sait lui donner les dimensions et l'intensité du lumineux.

A propos du vers de Stéphane Mallarmé : « O charme d'un néant follement attifé », Marcel remarquait : « Mais si c'est le néant senti, recréé, ce n'est plus le néant, c'est toute la vie, tout l'art ».

Les individus, les personnages proustiens, comme ceux de Balzac , sont doués d'une inoubliable présence, que les comédiens de ce spectacle espèrent approcher. Figures à la fois individuelles et atypiques, Tante Léonie, Françoise et ses proverbes, Legrandin le précieux, Bloch et ses pastiches hellénisants, le diplomate Norpois aux discours-labyrinthes, Saint-Loup, Charlus, la duchesse de Guermantes, Odette, Gilberte ou Albertine, chacun a son rythme et son langage différant de tous les autres et toujours reconnaissables. Même les rôles secondaires sont nettement dessinés, par exemple Balbec, ce directeur d'hôtel aux divertissants lapsus. Tout ce qui situe et caractérise un être, âge, milieu, activité ou désoeuvrement, mais aussi tout ce qui, dans l'immédiat, l'émeut ou le modifie, passion, doute, maladie, nuance à l'infini les dialogues et les monologues intérieurs. En effet, la psychologie de Proust n'est pas statique, mais évolutive. Il sait que le moi n'est pas une donnée immobile, mais qu'il se transforme sans cesse, que « la permanence et la durée ne sont promises à rien, pas même à la douleur » ; il sait que seul le passé nous est acquis et que « les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus ». Perdus à jamais ? Non, car la mémoire va les ressusciter, mémoire involontaire, mais disponible, accueillant l'apparition mystérieuse, imprévue, grâce à laquelle va se construire, sur le goût d'un gâteau ou le parfum d'une fleur, « l'édifice immense du souvenir ».

Ici, Marcel s'est nettement et consciemment placé sous la tutelle de Chateaubriand, de Nerval, de Baudelaire. Dans Le Temps retrouvé , il cite ces quelques lignes essentielles de Mémoires d'outre-tombe  : « Hier au soir je me promenais seul … ; je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive;

A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ».

Ainsi tout Combourg ressuscite autour de ce chant d'oiseau : Combourg, Combray, n'y a-t-il pas entre ces deux noms une ‘affinité élective' ? On songe aussi aux Fleurs du mal (Le parfum) : Charme profond, magique, dont nous grise dans le présent, le passé restauré !

Marcel Proust dans la comédie mondaine de son époque.

Né en Juillet 1871, Marcel a 21 ans quand il passe en 1892 sa licence ès lettres. Diverses revues publient des articles de lui, des chroniques, comme celle de mars 1892 dont on peut souligner telle phrase, révélatrice chez cet auteur de vingt et un ans : «  L'art plonge si avant ses racines dans la vie sociale que, dans la fiction particulière dont on revêt une réalité sentimentale très générale, les mœurs, les goûts d'une époque ou d'une classe ont souvent une grande part » ; ou, à propos de l' « art, ingénieux consolateur » : « Ses mensonges sont les seules réalités, et pour peu qu'on les aime d'un amour véritable, l'existence de ces choses qui sont autour de nous et qui nous subjuguaient, diminue peu à peu ; le pouvoir de nous rendre heureux ou malheureux se retire d'elles pour aller croître dans notre âme où nous convertissons la douleur en beauté. »

La fortune de ses parents lui permet de n'exercer aucun métier autre que celui « d'attaché non rétribué » à la Bibliothèque Mazarine, mais cette époque de 1892-1895, marquée par l'arrestation et la déportation d'Alfred Dreyfus (octobre et décembre 1894) n'est pas pour lui inactive. Son œuvre se prépare grâce à d'importantes rencontres dans les milieux mondains. Il écrit pour le Gaulois ; Jacques-Emile Blanche fait son portrait il retrouve chez l'aquarelliste Madeleine Lemaire la princesse Mathilde, Madame de Chevigné, la comtesse Greffhulfe née Caraman-Chimay et Robert de Montesquiou, moitié mousquetaire, moitié prélat, qui lui fourniront tant de modèles pour les grandes dames et les snobs mis en scène dans la Recherche. Il se lie avec le musicien Reynaldo Hahn qui composera, sur ses poèmes, des pièces pour piano et surtout qui sera pour lui un intercesseur vers cette musique de Vinteuil, inspirée par celle de Saint-Saëns et de César Franck.

Ainsi, vers sa vingt-cinquième année, alors qu'il pourrait être ébloui ou distrait par la « foire aux vanités » qu'il observe, il analyse avec l'attention passionnée d'un naturaliste : « Comme Pline l'Ancien périt pour avoir voulu observer de plus près l'éruption du Vésuve, il est admirable -écrit François Mauriac- que notre Proust se soit jeté dans la gueule du monstre afin de nous en donner une peinture exacte ». Une vision peut-être excessivement téléologique et martyre des aventures et entreprises de Marcel, de la part de cet auteur catholique. Une façon de refaire son histoire, sans doute et une réinterprétation excessive. Les temps ne sont pas encore à la contestation, Marcel va donc critiquer en étalant une réalité disséquée et peu à peu vont prendre corps les Personnages de la Comédie Mondaine. Cette formule,qui n'est pas étrangère au souvenir de Balzac, forme justement le titre d'un chapitre du premier ouvrage publié par Marcel. Ce livre, Les Plaisirs et les Jours , parut en 1896 chez Calmann-Lévy, pourvu d'une préface du bon maître Anatole France; il valut à son auteur un duel avec Jean Lorrain, qui l'avait attaqué dans la presse.

Mais des luttes plus sérieuses se préparaient. En 1898 et 99, le procès Zola et la libération de Dreyfus occupent et passionnent l'opinion française, partagée jusqu'au déchirement. Les familles se chamaillent à table. Il y a les pour, les « dreyfusards » et les contre, les « anti-dreyfusards ». Proust est dreyfusard et il conservera une lucidité aiguë sur la lecture qu'il y a à faire sur ces événements.

Il part pour Venise en 1900 et se consacre à des questions d'esthétique: très influencé par Ruskin, il publie sur son œuvre divers articles et se fait une manière de spécialité avec ses études sur les salons mondains qu'il signe Dominique ou Horatio.

Son père décède en 1903. C'est peut-être ce qui pousse Marcel à prendre, dans un article d'Août 1904, la défense de la religion et des églises menacées par le projet Briand. L'été suivant, c'est sa mère qui décède à Paris, le 26 septembre 1905.

Sans craindre maintenant de blesser la sensibilité maternelle, Marcel peut se consacrer à la réalisation de son œuvre avec plus de liberté d'expression que dans un premier roman, Jean Santeuil , composé entre 1896 et 1904 et publié seulement en 1952. De santé fragile, il se met cependant à la tâche, boulevard Haussmann, tandis que l'été le trouve à Cabourg, parmi les jeunes filles en fleurs.

Le Temps du 12 novembre 1913 annonce la publication chez Bernard Grasset d'un roman intitulé Du côté de chez Swann . A compte d'auteur, toutes les maisons d'édition ayant refusé le manuscrit. Bientôt, sous l'impulsion de Léon et Lucien Daudet, de Paul Souday, d'Henry Ghéon, etc… La Nouvelle Revue française publiera, dans ses livraisons de 1914 d'importants extraits du grand ouvrage entrepris et en 1916 Marcel quittera Grasset pour Gallimard.

Mais c'est la guerre. Proust cesse de publier mais pas d'écrire. Il est souvent malade. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'a pas été envoyé au front. Il vit une sorte de réclusion dans son « arche ». Il mesure ce que lui a apporté la maladie en l'éloignant du cours normal du monde (si on peut appeler ça ainsi). Il comprend que « Jamais Noé ne put voir si bien le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur terre. » « …si la maladie vous a aidé à écrire ce livre-là (les gens) penseront que vous avez dû accueillir sans colère la collaboratrice inspirée. »

Le 11 novembre 1918, dans une lettre adressée à madame Straus, Marcel dit sa joie de la paix enfin revenue; cependant sa vie personnelle est à ce moment très compliquée : « Je suis embarqué dans des choses sentimentales sans issue, sans joie et créatrices perpétuellement de fatigues, de souffrances, de dépenses absurdes. » Il lui faut quitter l'appartement du boulevard Haussmann vendu par sa tante; où aller ? Il s'installe provisoirement 44 rue Hamelin, dans l'appartement ou il va finalement décéder.

En 1919, par six voix contre quatre, l'Académie Goncourt couronne A l'ombre des Jeunes Filles en fleurs. La joie du succès lui rend quelques forces et il fournit dans les derniers mois de sa vie un labeur prodigieux. En 1920 paraît Le Côté de Guermantes I  ; en 1921 Guermantes II et Sodome et Gomorrhe I  ; en 1922 Sodome et Gomorrhe II . Cependant, il cherchait des titres pour les volumes suivants, qui ne paraîtront qu'après sa mort : La Prisonnière, La Fugitive qui s'appela d'abord Albertine disparue , enfin Le Temps retrouvé . Il remaniait et rajoutait sans cesse. Bien rares étaient les sorties. Toutefois il voulut visiter une exposition Vermeer un jour de juin 1921. Aussi écrivit-il à Jean-Louis Vaudoyer : « Voulez-vous y conduire le mort que je suis et qui s'appuiera à votre bras ? » Pendant cette visite, il fut saisi d'un violent malaise qui lui inspira l'épisode admirable de la mort de Bergotte, mais il devait survivre une année encore. Pris d'une bronchite en allant chez des amis, c'est le 18 novembre 1922 que Marcel Proust expirait.

Structure de l'œuvre et style de Marcel Proust.

A la Recherche du temps perdu est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une conscience. Ce dédoublement et cette conjonction en font la profonde et surprenante originalité. Cette œuvre en effet est à la fois observation et introspection ; elle est le MONDE et elle est le MOI, car la grande découverte de Proust, c'est que non seulement le monde s'ordonne autour de nous (ou en tous cas s'organise), mais qu'il est en nous, il est nous-mêmes. Quant aux êtres, nous leur donnons leur dimension; l'indifférence les efface, l'amour et la jalousie les exaltent démesurément; l'intelligence ou la mélancolie discerne et leurs limites et les proportions redoutables qu'ils peuvent prendre en nos propres vies.

De la jeune fille aimée ( ?) Proust devait écrire un jour : « Albertine n'était plus, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d'une immense construction ». Le terme est révélateur et témoigne d'une volonté organisatrice, et pour ainsi dire architecturale. La subtilité des analyses n'affaiblit nullement l'ordonnance et la cohésion de l'ensemble, que l'auteur lui-même compare à une cathédrale. L'œuvre a pu également être comparée à une symphonie. Mais musicale ou architecturale, son unité apparaît éclatante, organique, « non pas factice mais vitale » comme le disait Marcel, grand admirateur de Balzac, de La Comédie humaine.

Le style inimitable de Marcel Proust est d'une foisonnante richesse; seul celui que Montaigne nomme « l'indiligent lecteur » pourrait le trouver confus. En fait, la phrase de Proust, tantôt longue et sinueuse, tantôt fleurissant en rosace, capte une infinité de reflets, crée mille correspondances et parfois une sorte d'osmose entre différents domaines. Les pages de Marcel éclairent simultanément les aspects du monde et les profondeurs de l'âme . L'œuvre est entièrement écrite à la première personne. Elle revendique ainsi ses responsabilités, elle est témoignage et décantation. Descendue jusqu'aux abîmes, elle ne s'y est pas enlisée; au contraire, l'appel vers les valeurs les plus hautes et les plus pures prend chez Marcel un accent particulier: ce n'est pas sans intention qu'il a montré faibles et décevants dans leur apparence humaine l'écrivain Bergotte, le peintre Elstir et le musicien Vinteuil, car c'est leur talent qui les transfigure et qui transfigure la vie autour d'eux. Serviteurs d'un dieu caché, les artistes apportent aux hommes une révélation et peut-être une rédemption. On peut dire que chez Marcel Proust, l'Art atteint vraiment à l'ordre de la Grâce.

Quelques citations extraites de l'œuvre de Marcel.

Ce n'est pas à un autre homme intelligent qu'un homme intelligent aura peur de paraître bête.

Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'un plaisir immédiat.

Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant.

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors, elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Car les modes changent, étant nées elles-mêmes d'un besoin de changement.

Théoriquement on sait que la terre tourne , mais en fait on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie.

La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment.

Les beautés qu'on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite.

Savoir qu'on n'a plus rien à espérer n'empêche pas de continuer à attendre.

Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, la nature transporte la lutte du dehors au-dedans et fait peu à peu changer assez notre cœur pour qu'il désire autre chose que ce qu'il va posséder.

Le bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas des choses inaccessibles et nous avons fait œuvre inutile en y renonçant à jamais.

Ce n'est jamais qu'à cause d'un état d'esprit qui n'est pas destiné à durer qu'on prend des résolutions définitives.

Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies.

L'adolescence est le seul temps où l'on ait appris quelque chose.

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